Céline Bardet est juriste internationale et fondatrice de l’association de lutte contre le viol comme arme de guerre We Are NOT Weapons Of War (WWoW). En mars elle participait au colloque sur les violences sexuelles organisé par Women Safe au Sénat.
Vous travaillez beaucoup à l’international. Comment se positionne la France par rapport à d’autres pays en matière de lutte contre les violences sexuelles ?
Il y a un retard général à l’échelle mondiale en matière de lutte contre les violences sexuelles. En Europe, il y a en plus une division entre les réponses apportées par des pays comme l’Espagne ou certains pays d’Europe du Nord, qui donnent des fonds aux associations d’expertise, et la France.
En France, on fait face à un phénomène de burn-out militant : sous la présidence d’E. Macron, le gouvernement n’a pas alloué les financements nécessaires pour répondre à l’augmentation de plaintes suite au mouvement MeToo (+ 17 % pour les viols, + 20 % pour les agressions sexuelles). Le sujet est plus abordé mais les financements ne suivent pas.
Les réponses fournies ne sont souvent pas les bonnes. Il est capital de déployer des solutions spécifiques pour ce type de violences. Il faut une approche holistique, un accompagnement global.Certaines associations comme Women Safe mettent déjà cela en œuvre. Au niveau international, nous avons beaucoup à apprendre de certains pays – notamment en Afrique – qui ont mis en place des réponses holistiques depuis très longtemps.
Quelles sont les initiatives intéressantes que vous avez pu découvrir au fil de vos missions ?
Il y a plein d’initiatives locales, parfois dans des endroits où on ne s’y attend pas.Dans certains villages au Kenya, des postes de police ont mis en place des permanences dans les hôpitaux. Les victimes n’ont pas à raconter plusieurs fois ce qu’elles ont vécu. C’est une réponse plus qu’efficace d’un point de vue judiciaire comme du point de vue de la victime : elle peut évacuer le moment difficile de la déposition sans se rendre au commissariat et être prise en charge psychologiquement plus rapidement. En RDC, en Guinée ou encore au Liban, des « gender police desks » existent depuis longtemps. Ce sont des postes de police spécialisés sur les violences de genre qui réunissent policiers, ONG et psychologues.
Ces mesures seraient très simples à mettre en œuvre en France, je ne comprends pas pourquoi ce n’est toujours pas le cas. On a tendance à trop penser que la solution réside dans la formation. Ce n’est pas la solution. La bonne réponse est d’assurer la présence de tous les acteurs (juristes, psychologues, médecins) en un même lieu pour qu’ils puissent travailler ensemble et que les victimes, elles, ne se sentent pas seules.
Les ONG françaises souffrent d’un manque de compréhension du gouvernement sur le sujet et de la politique menée, qui se résume trop souvent à des actions de communication.C’est très grave. Il n’y a plus de dialogue entre Marlène Schiappa et les associations. Celles-ci sont réduites à la traque aux financements et ne peuvent plus faire leur travail, pourtant vital, d’accompagnement des victimes.
Comme Women Safe, vous prônez une approche holistique et valorisez la reconstruction. Comment mettez-vous cela en œuvre au sein de WWoW ?
Frédérique Martz et Pierre Foldès ont une approche semblable à celle que je décrivais à l’international et ils ont raison. C’est exactement l’approche qu’il faut avoir : mettre la personne au centre et réunir autour d’elle tous les acteurs de la lutte nécessaires pour l’aider.Au sein de WWoW, qui a pour objet la lutte contre le viol comme arme de guerre, on essaye de ne pas enfermer la personne dans ce qu’elle a vécu. Le but est de reconstruire la personne dans ce qu’elle veut faire de sa vie, notamment grâce au programme « Foster a survivor ».
Vous développez un outil technologique qui aide les personnes victimes dans les zones de conflit à porter plainte. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Le Backup est un site web mobile : ça a le design d’une appli mais c’est aussi un outil d’analyse. C’est un système léger et sécurisé qui permet le signalement, l’intervention et l’analyse.
N’importe qui dans le monde peut se signaler ou signaler un tiers, ce qui permet la prise en charge de la victime. Cette personne peut être géolocalisée et, lorsqu’elle quitte le site, l’historique est automatiquement effacé donc rien n’est traçable.
En parallèle, nous mettons en place et formons des réseaux locaux d’acteurs de la lutte (juristes, psychologues, policiers). À chaque signalement, la personne signalée est mise en relation avec le réseau local le plus proche et quelqu’un va auprès d’elle. On estime qu’on sera beaucoup plus efficaces si les services vont vers les victimes plutôt que si on attend d’elles qu’elles viennent aux services. Ce système nous permet d’assurer la coordination de tous les services impliqués – c’est ce qui manque cruellement en France.
Enfin, c’est un outil d’analyse criminelle. Nous récoltons et sécurisons des preuves (vidéos, documents, photos) dans un cloud au Luxembourg. Cela permet aux victimes de ne pas garder de documents sensibles sur elles : cela peut sauver des vies en Syrie, en Irak ou en Lybie, par exemple. Nous analysons les preuves récoltées et nous pouvons appuyer des plaintes. Un viol de guerre n’est jamais un cas isolé. C’est en agrégeant les données qu’on constitue des dossiers admissibles.En ce moment, une plainte contre un maréchal libyen est admissible en France grâce au Backup.
Une première version de cet outil a été testée en Lybie pendant 8 mois : les résultats sont très positifs. Nous l’adaptons pour créer une version plus aboutie qui sera lancée aux Nations unies le 23 octobre, avec le soutien de Pramila Patten, représentante spéciale sur la violence sexuelle dans les conflits. Grâce à un financement de l’AFD, et si l’on parvient à récolter les 300 000 euros qui nous manquent encore, l’outil pourra entrer en phase pilote en 2020 en Guinée, en Centrafrique, en Irak, et peut-être au Yémen, au Soudan ou en Colombie.
Rédaction : Animal Pensant, en partenariat avec Women Safe
Comments